Il n’y a rien de plus essentiel que le repos d’un esprit malade dans un corps à fleur de peau ; assis sur un banc public à imaginer les victoires le poing levé après la chute des murs, des dictatures et des masques sombres des terreurs des hautes sphères, la tranquillité prend le pas sur l’angoisse d’un monde qui n’a jamais tourné rond. Les mains croisées sur la poitrine, puis derrière la nuque, il les oublie. Les bruits de la circulation montent crescendo à ses oreilles. Le soleil absorbe les regards tournés sur la fin de sa course projetée sur les rétroviseurs et les vitres arrière des bus et des voitures. Entre chien et loup, l’intensité du couchant hâte les êtres en retard qui se pressent et se dispersent aux quatre coins de leur for intérieur. Au pire, il s’en fiche. Au mieux, il se dit que vues d’en haut, les heures de pointe de fin de journée rendent compte de la folie des ville-orchestres aux klaxons fous.
Le repos est de courte durée ; le corps reprend le dessus et l’esprit s’agite. Il frissonne. Il ferme les yeux face au disque orange incandescent. Il tente de saisir le sens des pointillés qui dansent derrière le rideau de ses paupières – des mouvements colorés impressionnistes dont les lumières se moquent des discours scientifiques sur la beauté de l’infiniment grand et le charme de l’infiniment petit. Il est ébloui de rouge et d’or et de bleu-vert. Des mots lui viennent. Il en fait tout un monde qu’il imagine sortir d’eaux primordiales. Il se concentre sur ses divagations. Il entre dans une forme de transe – un sursaut : une vision d’être mi-homme mi-bête ni féroce ni tranquille lui apparaît, une créature imparfaite par essence. (La psychiatrie n’appartient qu’à ceux qui l’interprètent.) Il ouvre les yeux, fatigués, cernés de rouge et de noir. La journée est bientôt terminée. La nuit vient au loin. C’est là où tout commence.
La sirène d’une voiture de police le sort de ses errements mentaux. Il tire une canette de bière d’une poche latérale de son sac-à-dos qu’il flanque par dessus son épaule avant de s’élancer dans les rues dijonnaises. Un pschitt rauque avertit du manque de fraîcheur de la boisson. Quelques gorgées de mousse épaisse peinent à descendre le long de son œsophage sec. Il slalome entre les poubelles, les bornes à incendie et les bouches d’égout. Le crépuscule se fait languir. Il entame une deuxième bière qui irise, de nouveau, aussitôt, ses pensées. Il marche au hasard sous les lampadaires en rang de chaque côté des avenues et allume une cigarette dont le feu le conforte dans ses réflexions. Étourdi mais loin d’être innocent, il entre et sort d’une épicerie, l’air de rien, avec une bouteille que sa main agrippe fermement à lui faire mal aux articulations et qu’il embrasse de quelques lampées ; son couteau suisse a eu vite fait de faire fuir le bouchon.
Il traverse l’asphalte, vinasse au poing, et saute le trottoir d’un giratoire énorme au centre duquel une fontaine propulse l’eau de ses tuyaux rouillés. Les arbres qui le bordent dégagent une odeur chaude, humide et légèrement sucrée. En un clin d’œil, comme surpris par une panne de courant, les nuages bas balayent le bleu céleste et se dissolvent dans un râle grave – un coup de tonnerre sans lumière. L’air de l’été et le calme du sommeil de ceux qui sont déjà couchés ajoutent au silence des constellations – qui observent en secret le jeune homme reprendre une gorgée de son vin de vigueur – de la douceur, de la douceur, de la douceur. La lune pointe quelques faibles rayons sur le bassin dans lequel baignent les fleurs des parfums de la place Wilson.
Il tourne un peu et décide de trôner sur le dossier d’un banc – l’une de ses nombreuses étapes sur l’itinéraire aléatoire de ses noctambulismes – les pieds sur l’assise, accoudé sur ses genoux nus. Les pupilles dilatées, il fixe droit devant lui, à l’affût de tout reflet de lumière. Il a des airs de chercheur d’or ahuri dont les yeux sont des pépites de granite, ses grains de folie noire, ce qu’il a de plus précieux.
Son estomac ronronne et son cerveau crie famine à l’unisson avec l’ondée de l’aigreur du tabac et des vapeurs d’alcool qui émanent de ses narines. Il s’essuie le front du revers d’une main et tire sur son t-shirt pour le faire bailler et en extraire un peu d’air pour se rafraîchir. Le plaisir est éphémère. Son sang s’épaissit et ses veines ressortent sur sa peau alors qu’il tire une dernière bouffée brûlante sur son énième cigarette.
